Bechstein – Histoire et tradition

Des pianos d'excellence depuis 1853. Découvrez l'histoire de l'entreprise, l'histoire d'un succès.

Afin de renforcer ladite notoriété, Bechstein ne manque pas de faire jouer les relations qu’il a nouées avec de nombreux artistes lorsqu’il travaillait chez Perau. Citons en particulier Theodor Kullak, professeur de piano de la famille royale de Prusse, qui ne tarit pas d’éloges pour les premiers instruments fabriqués par Bechstein. Ancien élève de Carl Czerny et affilié aux « virtuoses classiques », Kullak est un personnage influent. En 1850, il a fondé avec le violoniste Julius Stern et le compositeur Adolf Bernhard Marx une « école de chant, piano et composition » qui deviendra ultérieurement le Conservatoire Stern.

D’un point de vue purement économique, le choix de Berlin comme site de production est parfaitement judicieux. La Prusse est alors le plus grand des États allemands, ce qui n’est pas sans importance à une époque où chaque souverain germanique prélève de manière souvent arbitraire des droits de douane sur les marchandises devant être vendues sur son territoire, ce qui freine considérablement les échanges. La Prusse ayant d’autre part initié l’Union douanière précédemment évoqué, les entreprises implantées à Berlin jouissent alors d’avantages commerciaux considérables.

Autre facteur favorable pour Carl Bechstein : on assiste au milieu du XIXe siècle à une répartition progressive des tâches dans la facture de pianos, avec l’apparition d’entreprises spécialisées dans la fabrication de mécaniques pour instruments droits ou à queue. Citons notamment : J.C.L. Isermann, qui a ouvert la première usine de ce type à Hambourg en 1842 ; Charles Gehrling et Henry Schwander, actifs à Paris depuis 1844 environ ; l’entreprise Morgenstern & Kontrade fondée à Leipzig en 1846 ; et la société Lexow, qui produit des mécaniques à Berlin depuis 1854, c’est-à-dire seulement un an après que Bechstein eut fabriqué son premier piano. Toutes ces entreprises ont en commun de standardiser leur production, ce qui leur permet de fabriquer des mécaniques à des prix réduits.

Carl Bechstein a donc bien calculé son coup. D’autant plus qu’il va développer ses relations avec les acteurs de la vie culturelle berlinoise. On a déjà mentionné à ce sujet Theodor Kullak. Vient bientôt s’y ajouter un jeune pianiste originaire de Dresde, qui a étudié auprès de Franz Liszt et se lance dans une carrière appelée à devenir légendaire : Hans von Bülow.

Tandis que Bechstein rabote, encolle et laque ses deux premiers pianos, Bülow joue dans quelques lointains châteaux de province et, avec un peu de chance, dans la résidence d’un des nombreux princes allemands de l’époque. Bien qu’il jouisse d’une certaine notoriété, il est encore largement dépendant du soutien financier que sa mère lui accorde. C’est un pianiste brillant attaché à la qualité du son, mais peu intéressé par la fabrication des pianos. Afin d’améliorer son ordinaire, il arrive à Berlin en 1855 pour succéder à Kullak en tant que professeur de piano à l’École de chant, piano et composition déjà mentionnée. Il habite alors « chez Adolf Bernhard Marx, Behrenstrasse n°4, deuxième étage », c’est-à-dire à proximité immédiate du magasin Perau et de l’atelier Bechstein.

Inspiré par les grands pianistes de son temps

En avril 1855, Hans von Bülow indique dans une lettre à Liszt, son vénéré maître, que les pianistes berlinois souffrent d’un « manque cruel d’instruments qui seraient seulement passables ». Bülow mentionne les pianos Stöcker, alors très en vogue et dont Kullak est le représentant à Berlin, estimant qu’ils sont « les plus détestables au monde », d’une qualité bien inférieure à celle des instruments fabriqués par Perau. Il indique également que pour un concert donné à la demande de l’Association Gustave-Adolphe, organisme caritatif protestant, il a eu le choix entre un Perau et un excellent piano Klemm, marque fabriquée à Düsseldorf et dont Clara Schumann ne tarit pas d’éloges. Si cette lettre ne mentionne pas Bechstein, c’est probablement parce que Carl ne fabrique pas encore de pianos à queue de concert en 1855.

Bülow et Bechstein sont tous les deux au début de leur carrière en cette année 1855 : le premier est alors âgé de vingt-cinq ans, le second en a quatre de plus. L’année suivante, Bechstein fabrique un premier instrument de concert. Selon certains documents, ce piano serait le centième, ce qui semble fort improbable au vu d’une production encore balbutiante et puisqu’on sait que Bechstein fabriquera au total cent-soixante-dix-neuf instruments jusqu’en 1859. On est donc en droit de penser qu’il a choisi un chiffre rond pour son premier piano à queue de concert et s’est efforcé de « combler le vide » des numéros de série dans les mois suivants.

L’instrument que Carl Bechstein confie à Hans von Bülow est doté des dispositifs les plus modernes de l’époque. De plus, il est très solide grâce à de nombreux renforts métalliques, de sorte que Bülow enchaîne les succès sur scène avec ce piano dès 1857. Il convient de remarquer que l’année précédente, il avait déjà joué en public sur un Bechstein — probablement le second piano à queue de Carl, fabriqué en 1854, qui n’était pas encore un instrument de concert et n’avait rien de bien révolutionnaire — et qu’il donnait souvent des récitals dans des salons privés, jouant alors sur des pianos droits. On peut donc avancer que même avant de rencontrer le succès, Bülow avait déjà probablement joué sur des instruments fabriqués par celui dont il allait devenir le mentor.

Un concert décisif est donné en janvier 1857. Bülow y joue notamment la Sonate en si mineur de Liszt. Il semble que ce soit là une première mondiale, bien que la partition de l’œuvre ait été publiée chez Breitkopf & Härtel trois ans auparavant. Ce concert déclenche une vive polémique dans la presse et Bülow prend publiquement position pour défendre l’œuvre de Liszt. Son attitude n’est pas totalement étrangère au fait qu’il est alors fiancé à Cosima Liszt, fille du compositeur, qui deviendra sa femme à l’automne 1857 — et épousera ensuite Richard Wagner. Nonobstant les liens familiaux qui l’attachent à Liszt, Bülow est un fervent partisan de l’œuvre de son ancien maître, et souligne que seul l’instrument d’exception fabriqué par Carl Bechstein lui a permis d’en interpréter toutes les subtilités.

Lors de ce concert mémorable, le piano à queue utilisé par Bülow est propulsé dans la sphère Liszt/Wagner, ce qui ne va pas manquer d’une part de dynamiser les ventes de Bechstein, d’autre part de jouer un rôle capital dans le développement de la philosophie de l’entreprise. De fait, la Sonate en si mineur est un morceau très éprouvant non seulement pour le pianiste, mais aussi pour son instrument, notamment lorsqu’on joue les octaves du final. Authentique représentant de l’école Liszt, Bülow met en jeu la puissance brute du bras et du poignet, ce qui le distingue nettement des grands pianistes du début de l’ère romantique, célèbres avant tout pour l’agilité de leurs doigts.

Esprit d’innovation

Carl Bechstein s’efforce dès lors de fabriquer des instruments de concert compatibles avec cette nouvelle conception très émotionnelle de la musique. Ce qui ne l’empêche pas de saisir l’air du temps et de fabriquer des pianos droits parallèlement. Il affirme ainsi son modernisme car le public berlinois de l’époque, très conservateur, favorise encore pour un temps les pianos carrés. De fait, ce type d’instruments est plus décoratif dans un salon et génère un son qui se diffuse très harmonieusement. Dans les maisons bourgeoises de l’« Athènes sur la Spree », il est en concurrence avec le piano pyramidal, qui nécessite une grande hauteur de plafond. Le piano droit, par contre, a encore une image assez « prolétarienne ». Carl Bechstein, qui a compris que l’avenir lui appartient, affirme son caractère avant-gardiste dès 1853 en pausant fièrement pour un photographe, accoudé à son premier piano droit à cordes croisées d’une hauteur atteignant tout juste 120 centimètres.

Mais revenons au concert sensationnel donné avec un piano à queue en janvier 1857. Dès le lendemain, Bülow envoie une lettre à Liszt dans laquelle il indique qu’il a joué sur un instrument fabriqué par « un certain Bechstein », qui surpassait nettement les pianos Érard. Trois semaines plus tard, dans une autre lettre à Liszt, le même Bülow se plaint que le piano en question a été vendu et qu’il lui faut en trouver un autre pour un concert qu’il doit donner à Leipzig — La coopération Bechstein/Bülow est née et ne se démentira plus jusqu’à la mort des deux hommes.

 

 

Un génie du marketing

Outre les innovations technologiques, Carl Bechstein va également faire sensation en développant de nouvelles techniques de marketing, inspirées de celles déjà pratiquées par Érard à Paris. Il va en effet tisser des liens étroits avec les artistes de son temps, au premier rang desquels figure Hans von Bülow, naturellement.

L’année 1856 avait été riche en événements pour Bechstein : il s’était marié, avait agrandi ses ateliers de la Behrenstrasse et engagé du personnel, puisque son entreprise avait désormais une existence légale. Un événement majeur avait de plus eu lieu à l’automne, lorsqu’il assistait à un concert donné par Liszt à Berlin : le maestro avait joué sur un piano Érard, dont les cordes s’étaient cassées les unes après les autres sous l’effet d’un jeu particulièrement vigoureux. Ce qui avait convaincu Bechstein de la nécessité de fabriquer un instrument véritablement moderne, capable de résister à un tempérament aussi fougueux que celui de Liszt.

De plus, tous ces événements avaient eu lieu alors que l’idéal musical évoluait de manière radicale. Dès 1849, Liszt avait commencé à composer pour l’Orchestre de Weimar des poésies symphoniques aussi raffinées qu’audacieuses. Et en 1841, Aristide Cavaillé-Coll avait reconstruit l’orgue de la basilique de Saint-Denis, instrument remarquable en ce qu’il offrait tous les registres de l’orchestre français et constituait ainsi l’archétype de l’orgue romantique. (On est en droit de supposer que Carl Bechstein avait eu l’occasion d’apprécier l’instrument lors de son séjour à Paris.) Le génie novateur de Cavaillé-Coll était tel que dans les années 1850, l’empereur Napoléon III confia au facteur d’orgues la réalisation d’autres instruments, notamment pour l’église de la Madeleine. Rappelons qu’à partir de 1858, l’organiste cette église avait pour nom Camille Saint-Saëns, musicien dont les improvisations spectaculaires attiraient le tout-Paris.

Friedrich Ladegast, le plus grand facteur d’orgues allemand du XIXe siècle, formé par Cavaillé-Coll, avait rénové l’orgue de la cathédrale de Merseburg en 1855. Inspiré par cet instrument impressionnant doté de quatre-vingt-un registres, Franz Liszt avait révisé la fantaisie et fugue sur le choral Ad nos, ad salutarem undam, ainsi que le Prélude et fugue sur un thème B-A-C-H, ces deux œuvres étant interprétées pour la consécration de l’orgue. Liszt, parfaitement conscient du rôle joué par cet instrument dans l’évolution du son romantique, eut souvent l’occasion d’écouter son collègue Saint-Saëns sur la galerie de la Madeleine. Il possédait d’autre part un piano spécial, célèbre dans l’Europe entière pour son originalité : doté de trois manuels et d’un « clavier à pieds », cet instrument avait été fabriqué à Paris par Alexandre Père et Fils en associant un harmonium et un piano à queue Érard. Dans une lettre envoyée en juillet 1855 au violoniste viennois Joseph Hellmesberger, Liszt indique que l’instrument, fabriqué selon ses instructions, se caractérise par « une sonorité, une puissance et des effets particulièrement riches et de grande qualité », et qu’il réalise « une synthèse harmonieuse entre l’orgue et le piano ».

On voit ainsi qu’en l’espace de quel-ques années, la musique se transforme profondément tandis que les fabricants d’instruments suivent le mouvement. Carl Bechstein n’est pas le seul à saisir l’esprit du temps, mais il va connaître un grand succès en offrant aux musiciens les pianos qui correspondent exactement au nouvel idéal musical. Doté d’une oreille très sensible depuis sa plus tendre jeunesse, il est en mesure de fabriquer ce que son ami Bülow appelle le « piano Bechstein au son coloré ».

Un piano s’impose sur le marché

Répondre au succès rencontré pose cependant un problème logistique, puisqu’il faut transporter les pianos à queue là où Bülow donne ses concerts. Ici encore, Bechstein bénéficie des progrès techniques de l’époque, puisque le réseau des chemins de fer est alors en pleine expansion. Fin novembre 1857, Bülow peut ainsi écrire à son ami Alexander Ritter, qui habite Stettin et auquel il a promis de donner un concert le 1er décembre suivant : « Bechstein est à mon avis le meilleur facteur de pianos à queue d’Allemagne, bien qu’il n’en ait produit que trois jusqu’à présent. Lorsque je me suis empressé auprès de lui, il avait déjà expédié l’instrument par chemin de fer, de sorte que celui-ci attend maintenant à la gare de Stettin ». Bechstein, inconnu du grand public, est certes un nain par rapport à Érard puisqu’il n’a encore fabriqué que trois pianos à queue, mais il fait déjà preuve d’un dynamisme exceptionnel en matière de marketing et de service après-vente.

Une lettre que Bülow lui envoie de Paris le 6 mars 1860 met en évidence les difficultés de commercialisation liées aux barrières douanières entre Berlin et Vienne : « Cher Monsieur, cher ami, mon épouse vous a récemment prié de bien vouloir me fournir l’un de vos merveilleux pianos à queue pour le concert que je dois donner à Vienne le 25 mars prochain. Ma motivation était moins la volonté égoïste d’ainsi mieux briller sur scène qu’avec un Bösendorfer ou un Streicher, que l’ambition — à laquelle vous n’avez toutefois pas encore souscrit — de contribuer à mieux faire connaître à l’étranger votre nom grâce aux pianos remarquables qui y sont associés. Qu’il me soit permis de vous parler franchement. Il ne me viendrait pas à l’idée de nier qu’un piano sortant de vos ateliers soit plus à même d’exprimer mon humble talent qu’aucun autre instrument de fabrication allemande. Toutefois, vous concevrez facilement que je me mettrais ainsi à dos, outre les ennemis que j’ai déjà en nombre suffisant à Vienne, toute la meute des facteurs de pianos de l’empire autrichien. Ces considérations ne m’empêcheront cependant pas de mener à bien la réalisation d’une idée à laquelle je trouve un certain charme. À savoir contribuer à ce que votre nom acquiert, dans toute l’Allemagne, la notoriété dont jouissait Streicher il y a quelques décennies et celle dont jouit encore aujourd’hui Érard dans le monde entier. Les inconvénients pécuniaires de mon plan (que vous énumérez dans votre courrier) semblent d’ailleurs dépasser largement les avantages que la réputation de votre firme pourrait en retirer. Incompétent en la matière, je ne me prononcerai pas à ce sujet, bien que je sois volontiers prêt à prendre à ma charge les frais de transports et de douane dans la mesure où mes moyens le permettraient. Il n’en reste pas moins que je suis fort désappointé des difficultés que mon projet rencontre. Ce qui ne m’empêchera toutefois nullement de continuer à accorder à vos produits l’admiration dont ils ont toujours bénéficié jusqu’à présent ». Cette lettre souligne que Bülow dépense autant d’énergie à faire la publicité des pianos Bechstein qu’il en met au service des compositions de Liszt et Wagner — Et cela parce que le son Bechstein et le nouvel idéal musical ne font qu’un dans son esprit.

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