Sir András Schiff est à l’origine d’un programme intitulé Building Bridges visant à promouvoir les jeunes pianistes en leur permettant de se produire notamment à Vienne dans la salle de concert Ehrbar. Voulant favoriser le contact entre la nouvelle génération de pianistes et un public habitué aux stars, le maestro a récemment lancé un autre programme : des récitals donnés au château d’Elmau, où il se produit avec de jeunes pianistes. Gregor Willmes l’a rencontré, peu après qu’il eut reçu le Prix Praemium Imperiale dans la catégorie « Musique ».
Gregor Willmes : Sir András, selon quels critères sélectionnez-vous les jeunes pianistes qui participent au programme Building Bridges créé à votre initiative ?
Sir András Schiff : Selon des critères très subjectifs, évidemment, car ce qui me plaît ne plaît peut-être pas à tout le monde. Je sélectionne des personnalités avec quelque chose de particulier selon moi : une bonne approche de la musique, qui les conduit à ne pas se mettre en avant mais plutôt au service de la musique et des compositeurs, tout en ayant un style très personnel.
Willmes : Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ? Qu’est-ce qui caractérise, par exemple, Schaghajegh Nosrati, qui a étudié auprès de vous à la Barenboim-Said-Akademie de Berlin et qui y est désormais votre assistante ?
Sir András : Madame Nosrati compte beaucoup à mes yeux, ne serait-ce que pour sa passion et sa bonne compréhension de Jean-Sébastien Bach, qui est à mon avis le plus grand des compositeurs. Bien qu’étudier des œuvres de Bach soit obligatoire dans tous les conservatoires, il est très rare que des jeunes les maîtrisent et elles restent souvent pour eux une obligation scolaire. Tel n’est pas le cas pour Schaghajegh Nosrati : elle joue à merveille les œuvres de Bach, qui plus est telles qu’il les a composées et non pas après des arrangements par Busoni ou d’autres.
Willmes : Schaghajegh Nosrati a enregistré le premier volume du Clavier bien tempéré sur un piano à queue de concert C. Bechstein. Connaissez-vous ce merveilleux CD ?
Sir András : Je connais très bien son interprétation de l’œuvre de Bach puisque nous l’avons travaillée lorsqu’elle étudiait encore auprès de moi, avant de devenir l’artiste accomplie qu’elle est aujourd’hui. Cela dit, je n’ai malheureusement pas encore eu l’occasion d’écouter son CD.
Willmes : Chloe Mun était parmi les artistes participant au programme Building Bridges de la saison passée. En 2014, alors qu’elle n’avait que dix-huit ans, elle avait déjà remporté le Concours de Genève et, un an plus tard, le Concorso Busoni. Elle a maintenant rejoint votre équipe. Qu’est-ce qui la distingue ?
Sir András : Je tiens tout d’abord à souligner que Building Bridges est un programme « anti-concours » qui s’adresse aux jeunes pianistes pour qu’ils n’aient justement pas à participer à des concours. Je ne connais aucun jeune pianiste qui aime cela. Ils y participent simplement parce qu’il n’y a pas d’alternative pour donner des récitals. C’est pourquoi je souhaite leur épargner ces épreuves en leur offrant une possibilité de se produire en public. Chloé était parmi mes élèves à Berlin et elle m’a fortement impressionné par la finesse et le raffinement de son jeu. Elle sait tirer des couleurs merveilleuses du piano.
Willmes : Avec Building Bridges, c’est donc votre nom qui sert de sésame pour donner des récitals prestigieux.
Sir András : En quelque sorte. Cependant, je ne suis pas magicien : je peux certes offrir une première occasion aux jeunes pianistes, mais il ne tient qu’à eux d’être de nouveau invités à se produire en public.
Willmes : Les lauréats des grands concours ont certes l’occasion de donner des récitals mais ils doivent effectivement être convaincants auprès du public, au risque de ne plus être invités et de devoir repartir à zéro.
Sir András : Oui, c’est la triste réalité. Longue est la liste des lauréats des plus grands concours pour lesquels on se demande aujourd’hui : mais que sont-ils devenus ?
Willmes : Certains lauréats, notamment ceux du concours Chopin de Varsovie, n’ont toutefois pas sombré dans l’oubli...
Sir András : Effectivement. Martha Argerich a réussi, de même que Krystian Zimerman, mais les contre-exemples sont nombreux.
Willmes : Certains récitals du programme Building Bridges sont donnés à la salle Ehrbar de Vienne que C. Bechstein a rénové à grands frais. Vous la connaissez. Pouvez-vous nous dire ce qui la caractérise ?
Sir András : C’est une salle tout à fait remarquable. De plus, il est inutile de souligner que Vienne est une ville particulière pour la musique puisque c’est, à ma connaissance, la seule ville d’Europe où il existe encore des salles de concert somptueuses en dépit des deux guerres mondiales. Notamment à la Konzerthaus et à la Musikverein. La salle Ehrbar est également un vrai bijou, doté d’un passé glorieux : Brahms y a joué, ainsi qu’Arnold Schönberg et d’autres musiciens de renom. Je suis très reconnaissant à C. Bechstein de l’avoir rouverte au public et d’en avoir fait de nouveau un haut lieu de la vie culturelle de Vienne. Je me réjouis par ailleurs que le programme Building Bridges y soit désormais implanté.
Willmes : Vous élaborez la programmation de Building Bridges en collaboration avec les artistes. Quels sont ici encore vos critères ?
Sir András : Les idées doivent venir des jeunes pianistes. Ils en discutent avec moi, je leur prodigue des conseils, mais je leur laisse la décision finale. Je dis par exemple : « Ces morceaux ne vont peut-être pas très bien ensemble ». Et lorsqu’un jeune vient me voir et me dit : « Je voudrais jouer l’Opus 111 de Beethoven pour mon premier récital », je lui réponds: « Vous devriez attendre un peu. Ce n’est guère approprié de débuter ainsi ». Notre répertoire est vaste et je suis d’avis qu’il existe de nombreuses compositions qui conviennent très bien aux jeunes, et d’autres qui nécessitent une certaine expérience.
Willmes : Le 23 avril prochain, Itamar Carmeli se produira à la salle Ehrbar dans le cadre du programme Building Bridges. Pourquoi l’avez-vous sélectionné ?
Sir András : Itamar étudie auprès de moi à Berlin depuis quatre ans déjà. Il a joué devant moi en Israël, à une époque où il n’était pas encore aussi avancé qu’aujourd’hui, mais j’ai senti dès les premières notes qu’il avait des capacités. Il est également important qu’il y ait une certaine alchimie entre un élève et moi. Itamar est quelqu’un de très intéressant, très éveillé et très créatif qui s’intéresse à beaucoup de choses. Il est de plus doté d’un talent d’acteur et d’organisateur et il excelle dans les improvisations.
Willmes : Un art qui était tombé en désuétude mais qu’on redécouvre ces dernières années...
Sir András : Absolument et c’est une bonne chose, car c’est important de savoir improviser. Contrairement à de nombreux musiciens, les organistes n’ont jamais délaissé l’art de l’improvisation.
Willmes : Vos protégés jouent sur un piano à queue de concert C. Bechstein à la salle Ehrbar et vous enseignez sur deux pianos à queue C. Bechstein B 212 à la Kornberg Akademie. Vous venez par ailleurs de choisir un autre queue C. Bechstein B 212 pour la salle Mozart de la Barenboim-Said-Akademie de Berlin. Qu’appréciez-vous chez les pianos Bechstein ?
Sir András : Bechstein est une marque légendaire et je suis très heureux qu’elle existe encore aujourd’hui. Tous ces pianos sont des instruments grandioses.
Interview réalisée par Gregor Willmes le 4 juillet 2025 au château d’Elmau. Version originale en allemand disponible sur le site www.bechstein.com et reprise en partie dans le magazine musical FONO FORUM.
photos © dpossephotography/ C. Bechstein, N. Kornilowa/C. Bechstein, A. Kovács/ C. Bechstein und Nadja Sjöström (Portrait András Schiff)